Toi qui me lis, tu n’es certainement pas sans ignorer qu’Internet n’existe pas vraiment, que tout ce qui s’y passe y est virtuel, que la réalité y est alternative et que tout le monde, comme indiqué par un célèbre dessin du New Yorker, y est un chien.
C’est un monde cruel et impitoyable, peuplé majoritairement d’individus psychopathes et de tueurs en série. (Et de chiens, bien sûr.)
Pour preuve, neuf des utilisateurs de cet outil du diable, dont cinq que je n’avais jamais rencontrés en personne (et on se demande comment je suis encore en vie pour parler des quatre autres, qui ne m’ont ni égorgée, ni violée dans une ruelle sombre, ni massacrée à la tronçonneuse), ont comploté ensemble pour m’offrir, en l’honneur de mes trente ans, de quoi aller assister à quelques concerts de la toute nouvelle Philharmonie de Paris. Je te livre immédiatement leurs noms, que leurs chemins soient couverts de pétales de rose : il s’agit, par ordre vaguement alphabétique, de Anita (@tellinestory), Sacrip’Anne (@SacripAnne), Franck (@franckpaul), Gilda (@gilda_f), Gilsoub (@Gilsoub), Kozlika (@Kozlika), Noé (@noecendrier), Otir (@Otir), et (last but not least puis qu’il fut l’instigateur de cette opération ultra-secrète), Pablo (@PabloNSN).
Très touchée par leur attention, j’ai promis à mes joyeux mécènes de leur écrire un billet pour chacun des concerts auxquels j’assisterais grâce à leur générosité.
Acte donc avec, jeudi 26 février 2015, un concert de l’Orchestre de Paris, sous la baguette de Yuri Temirkanov (à ceci près qu’il n’en utilise pas, de baguette), avec Leonidas Kavakos au violon.
Les premières impressions ne furent pas très positives.
D’abord, il pleuvait.
Ce n’est certes pas la faute de la Philharmonie, mais il pleuvait. la terrasse fuyait et les escaliers mécaniques et les ascenseurs étaient cassés. Côté accessibilité, entre ça, l’absence de sièges dans la zone d’attente, et les panneaux écrit en tout petit riquiqui qu’on ne voit rien à moins d’un mètre (et encore, s’ils sont correctement rétroéclairés ; sinon, il faut avoir le nez dessus), on ne peut pas dire que j’ai été séduite par ce bâtiment pourtant neuf.
Comme j’ai mis environ douze plombes à récupérer mon billet parce que je n’avais pas noté mon numéro de confirmation, et qu’il s’est avéré que j’avais inversé mes nom et prénom en faisant ma réservation (huit ans de formulaires qui, vu que tu t’appelles Krazy Kitty et non pas KITTY, Krazy te demandent ton nom dans le bon sens et après, de retour dans ta patrie natale, tu fais régulièrement gourance), je n’étais pas d’humeur très tolérante.
Heureusement il y avait des gens de Twitter pour tenir la compagnie. (Oui, encore d‘autres gens sortis du dedans de l’Internet pour m’étriper à mains nues dans un rituel satanique.)
Les choses empirent avec les toilettes dont on sort en tirant une porte très lourde. Pourquoi une porte aussi lourde, mystère, et en 2015, je pensais qu’on avait suffisamment réfléchi à l’hygiène pour avoir compris qu’il n’est pas judicieux de devoir manipuler un nid à microbes immédiatement après s’être lavé les mains (mais manifestement il n’y a que les obsessionnels compulsifs comme moi qui s’en formalisent) (et arrêtez de toucher des trucs sur mon bureau avec vos mains pleines de métro).
Heureusement que la salle est fort belle.
Agade, même l’orgue il est joli. (Je schtroumpfe pas l’orgue.) (Et je suis allée à un concert de Nico Muhly un petit peu à l’insu de mon plein gré il n’y a pas longtemps, ça fait suffisamment d’orgue pour 2015. Et éventuellement 2016. Et 2017.)
Quelqu’un a compris où s’asseoit l’organiste ? (Au concert de Nico Muhly, on a vu l’organiste mais pas les tuyaux. Là, j’ai vu l’orgue mais pas d’organiste. Ça s’équilibre.)
Le plafond aussi il est chouette.
La lumière bleue des coulisses, façon bar branché à la mode parking, par contre, vue du dedans je ne sais pas ce que ça donne mais vue du public, tu te dis qu’ils doivent être bien contents d’y échapper pour monter sur scène, ces pauvres gens.
Comme j’étais sponsorisée je me suis fait plaisir j’ai acheté une place chère. A 40€, ce qui au festival lyrique d’Aix-en-Provence te vaut généreusement une place sur un strapontin mais pas derrière un pilier. (J’exagère : il n’ont pas poussé le vice jusqu’à installer des piliers dans des amphithéâtres.) Mais je précise pour illustrer cette triste vérité : j’ai suffisamment intégré la culture des prix pour ne pas hausser un sourcil quand on me demande deux fois le prix d’une place à l’Olympia pour aller écouter de la musique classique. (Il m’arrive de repenser à l’opéra de Stuttgart et aux places à 23€ d’où je voyais tellement bien l’orchestre, la scène, et les surtitres que je ne savais où donner de la tête.) (Voir à l’opéra, c’est un concept de riche.)
On voyait vachement bien (ce n’était certes pas de l’opéra).
Juste le monsieur devant moi me cachait deux altistes. Dont un roux que j’aurais bien examiné de plus près. Mais sinon je voyais tout très bien.
Et puis de toute façon, quand la musique a commencé j’avais l’impression d’être sur la scène au milieu de l’orchestre. (Un vrai milieu sympa, pas un milieu juste devant les bassons. C’est très joli, le basson, mais parfois j’aime bien entendre le reste de l’orchestre. Éventuellement. Mes excentricités.)
Ça a commencé par la Symphonie n°1 en Ré M, dite « Classique », de Sergei Prokovief. (Appelé Serge dans le programme mais j’ai mes limites.) C’est très bien, Prokovief, sais-tu, Internet ? Même en dehors de Pierre et le Loup ou de Roméo et Juliette.
Yuri Temirkanov dirige a minima, ne donnant vaillamment la mesure que lorsque cela est strictement nécessaire. Sans baguette, se tournant vers les uns, puis les autres et dirigeant avec les mains, les bras, le corps tout entier, il semble prendre la musique à pleines mains. Son rapport complice avec l’orchestre (surtout avec Roland Daugareil, premier violon solo) faisait glousseter de plaisir la dame devant moi (pendant que je souriais dignement).
J’étais ravie de constater que le premier alto solo est une femme (il s’agit de Ana Bela Chaves). Il y en a même un bon nombre dans l’orchestre (pas 50%, ne rêvons pas) (parfois je vais à des séminaires où je suis la seule femme dans une salle de 30 personnes, alors, tu sais, il m’en faut peu).
Après on a eu le Deuxième concerto pour violon en Sol m, toujours du même Prokovief. Avec Leonidas Kavakos au violon, donc. Il ne paye pas de mine, ce Leonidas. Très grand, tant bien que mal arrangé en angles autour d’un tout petit violon (tu m’excuseras, je suis altiste, je trouve tous les violons ridiculement petits. Et aigus.) Il n’est pas là pour déconner ou se donner de grands airs, ce mec. Pas de grand jeux de bras, pas de déplacements : il est là pour jouer.
Ce qu’il fait sacrément bien. Lui, avec Temirkanov, Prokofiev et l’Orchestre de Paris, le magnifique dialogue entre l’orchestre et le soliste, et ce troisième mouvement orageux, tumultueux, parsemé de brèves accalmies, ils m’ont collé des frissons.
Par contre, j’ai trouvé qu’on entendait parfois trop les cuivres et pas assez le soliste. Un problème de l’orchestre, ou de l’acoustique tellement parfaite que l’on entend extrêmement bien le moindre son… en provenance du public ? Le rappel du soliste (une sonate de Bach, pour autant que je puisse en juger, un contraste baroque saisissant avec le reste du programme en tout cas) m’a été quelque peu gâché par les expectorations, reniflements et… ronflements de l’assistance.
Encore sous le choc du concerto, j’envoyais pendant l’entracte quelques messages à un ami russe. « Il est possible que Prokofiev soit en train de supplanter Tchaïkovski dans mon cœur ! ».
La deuxième partie prouva qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
La suite orchestrale du Lac des cygnes, me disais-je. Une valeur sûre, mais à la fois un peu… galvaudée. Le confort d’une vieille paire de pantoufles, pensais-je. J’eus tôt fait de présenter mes excuses muettes à Tchaïkovski (dans mon programme Piotr Illyitch et non pas Pierre, fils d’Elias), Temirkanov et l’Orchestre de Paris. Car ce qui est formidable, avec Tchaïkovski, et en fait une valeur si sûre pour les ballets, c’est qu’on a besoin ni de livret ni de danseurs pour s’évader sur sa musique.
Et je me permets de noter au passage une performance assez éblouissante (en ce qui me concerne) du trompettiste solo sur la Danse Napolitaine. Mais si, tu sais, ce truc là (ici avec accompagnement au piano), qui a l’air bien pas facile du tout à jouer.
À la fin du concert, dans la salle fusaient des bravos. Moi, j’avais surtout envie de crier merci. Merci aux musiciens, et merci aux potes du Internet pour ce moment de magie.
Allez une dernière photo. C’est joli un orchestre, hein ?
La prochaine fois, j’essaie de prendre une place derrière l’orchestre (et face au chef).
Billet original sur American Rhapsody